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Histoire de L’Icône en Russie. Des origines à nos Jours.

mardi 2 avril 2019, par Chantal Legay Gilbert

Quand et comment l’iconographie est- elle apparue en Russie ?
Comment a-t-elle survécu à la période soviétique ?

1) Préambule : l’âme slave.
On ne peut, m’avait dit une de mes enseignantes à Dubna, comprendre les Russes et leur rapport à la religion si on ignore ce qu’est « l’âme russe » dans sa bizarrerie et son originalité. Et pour cela, il faut connaître son histoire.
Durant l’Antiquité, (1 er millénaire avant JC), la future Russie (plus grand pays du monde, 11 fuseaux horaires, presque le double du Canada ou des USA) est une plaine immense parcourue par des peuples nomades qui se fuient ou se suivent, Scythes, Turco-Mongols, Khazars… Mais les vrais ancêtres des Russes sont les Slaves qui vont s’établir sur les rives du Dniepr. Ils ne constituent pas au départ un vrai peuple, ce sont plutôt des groupes familiaux vivant dans des clairières dans la taïga, ne reconnaissant que l’autorité de leur propre chef, qui se retrouvaient ponctuellement sur les rives du fleuve pour commercer, troquer, et souvent en lutte entre elles. Ces premiers lieux d’échanges deviendront les premières villes plus tard. Ils n’avaient pas de religion stricto sensu, ni de mythologie, juste quelques légendes et une forme d’animisme qui n’a d’ailleurs pas totalement disparu. Souvent rançonnés par les Turco- Mongols ou les Khazars, ils vont demander de l’aide aux Varègues des Vikings scandinaves, et c’est un prince varègue, Rurik, qui les réunira et prendra leur tête en 860. Il s’installe à Novgorod. Son successeur va s’emparer de Kiev, soumise aux Khazars, et en faire le cœur de son état, la Rous de Kiev, le plus grand état européen de cette époque, ancêtre de la Russie, qui va de la Baltique à la mer Noire, et qui durera du 9 ème au 13 ème siècle. Le prince Vladimir de Kiev se convertit au christianisme en 988, ébloui par les fastes des offices chrétiens, et le proclame religion officielle.
On a affaire à un peuple qui parle le slavon mais écrit avec un système de runes qui sont avant tout considérées comme des signes à valeur magique protectrice, et qui n’ont pas de valeur commune à tous les groupes slaves. Aussi, pour pouvoir diffuser rapidement les évangiles, Cyrille et Méthode, 2 frères envoyés par l’Empereur byzantin (un, philosophe brillant et l’autre, évêque), vont-ils inventer un nouvel alphabet, le glagolitique, qui va permettre de traduire la Bible en slavon ; et un peu plus tard, un nouvel alphabet plus précis encore, le cyrillique.

(Statue de Cyrille et Méthode. Kiev).

(Alphabet glagolithique ; les lettres avaient aussi une valeur numérique). Ce peuple n’a jamais connu l’esclavage et du coup n’a pas vu apparaître une élite consacrant son temps à la réflexion et au développement de la rationalité. Ce qui explique pour certains le manque de logique de l’esprit russe (Platon en son temps défendait l’idée que l’esclavage, en libérant une fraction des gens de l’obligation de travailler, avait permis le développement de la réflexion, de la philosophie et une augmentation du savoir).
Les Slaves ont adhéré au christianisme par émotion esthétique d’abord, devant la beauté des offices, pour eux, le rapport de l’âme à la beauté est capital. Ensuite, ils ont adhéré par émotion devant la personne du Christ, perçu comme une victime. Ils vont valoriser la patience, la soumission à son sort, et un rapport affectif et doux à un Dieu d’amour à l’opposé de l’occident qui adhère par un rapport intellectuel et se pose un tas de questions théologiques (on dit que le seul saint occidental qui se rapproche de cette vision est François d’Assise). On est loin de la crainte d’un Dieu vengeur tout puissant comme l’a connue l’occident, et pas seulement à l’époque de l’Inquisition !

2) Expansion du Christianisme.
Ce peuple qui, n’ayant pas eu de religion, n’avait jamais eu de temple, a tout à apprendre. On envoie à Constantinople des gens chargés de se former à l’architecture et à l’iconographie. Et c’est à Kiev qu’ils vont commencer à s’exprimer : construction de la cathédrale Ste Sophie, en hommage à celle de Byzance, où ils ont appris l’art des coupoles. 13 coupoles, 5 nefs, on construit grand, car les églises sont rares et doivent contenir du monde. Ensuite on décore de fresques et de mosaïques à fond d’or comme à Byzance.

(Ste Sophie de Kiev)

Puis les équipes monteront au nord construire Ste Sophie de Novgorod, sur le modèle de celle de Kiev. Les icônes quant à elles proviennent de Byzance ou de Kiev où se tient le seul atelier existant (tentative très brève d’en installer un au nord, qui disparaît rapidement, les œuvres ont toutes disparu).
De cela découle un développement rapide et important de l’architecture religieuse et de l’iconographie en Russie. Au fil du temps, on va voir se développer une présence de l’icône dans toutes les maisons pour un culte familial, qui demeurera jusqu’à la révolution de 17 (cf : le « bel angle », l’étagère appliquée dans l’angle haut le plus en vue de la pièce à vivre, et qui recevait les icônes de la maison). L’iconographie prend donc en Russie une place majeure.

3) Les grands ateliers.
Au 12 éme, la Rous en proie à des attaques constantes par les peuplades mongoles, se fractionne en petites principautés pour mieux résister (ce sera vain). Chacune va donc devoir organiser un atelier pour décorer ses églises, et c’est ainsi que vont naître les grandes écoles de Vladimir, Pskov, Moscou, Smolensk, Novgorod, Tver. Car avec l’éloignement, ces ateliers vont voir apparaître des caractéristiques qui seront propres à chacun, ainsi par exemple, Novgorod, riche ville marchande fournira des icônes riches en or et en pourpre, quand Pskov, plus pauvre, utilisera les terres vertes locales qui donneront des icônes plus sombres et plus tristes. Moscou se distinguera par la qualité spirituelle et picturale de ses maîtres, comme Roublëv ou Théophane le Grec.
Le système d’héritage qui fractionne les principautés, joint aux invasions mongoles, vont avoir raison de la Rous. Kiev est ruinée, le métropolite fuit pour venir se réfugier dans la principauté de Vladimir-Souzdal, la grande puissance qui reste, et qui est bien protégée par l’Anneau d’or de ses forteresses défensives.

4) L’impact de la révolution russe de 1917.
(Le tsar Nicolas II n’était pas un démocrate. L’abolition du servage par son grand-père lui semblait une avancée suffisante. La révolution de 1905 va traduire le rejet d’un état quasi dictatorial où le pouvoir de la police secrète terrorise les gens et où la crise économique qui suit la révolution industrielle voit monter la misère populaire. Cette révolution réclamait une assemblée populaire et des libertés pour tous. La première révolution russe va s’achever dans le sang mais le tsar reste au pouvoir).
La révolution de 17 qui va voir tomber le tsar en février et le communisme léniniste prendre le pouvoir en octobre, est de nature totalement différente, et idéologique. Commencée dans l’espérance des foules avides de construire un monde nouveau libre, elle va s’achever dans la terreur et la répression de masse.
« La religion est l’opium du peuple » écrivait Marx. Les bolcheviques vont s’appuyer sur cette idée pour se lancer dans une lutte contre la religion qui va déboucher sur les persécutions. Au début, de 17 à 20, il s’agit seulement de confisquer les biens de l’église : capitaux, bâtiments, églises, écoles, monastères. Le catéchisme est interdit en dépit des réclamations populaires. il y aura déjà en 1918/1919 des viols de religieuses, tortures, mises à mort spectaculaires des religieux qui s’opposent, envois aux travaux forcés ou en hôpitaux psychiatriques pour folie religieuse. Plus de 20 000 morts parmi les religieux. Et cela va s’accélérer après 1922, quand la famine va ravager les bords de la Volga, Lénine va demander la confiscation des objets précieux (objets qui servaient au culte, comme les calices, ou pierres précieuses qui décoraient les icônes, les coiffes des évêques etc.), et ordonner dans la foulée l’exécution des prêtres   : «  La réquisition des objets de valeur, surtout ceux des laures, monastères et églises les plus riches, doit être menée avec une résolution implacable, en ne s’arrêtant absolument devant rien, et le plus rapidement possible. Plus nous réussirons à fusiller de représentants de la bourgeoisie réactionnaire et du clergé réactionnaire, et mieux ce sera  ».
Mais la persécution des prêtres était la même que celle de tous les intellectuels russes, elle était politique, le patriarche ayant condamné le bolchevisme. Le culte était méprisé mais toléré. Le patriarche ayant finalement prêté allégeance à l’état, les persécutions se calment un instant, mais avec l’arrivée de Staline au pouvoir en 24, elles vont reprendre et viser toutes les religions et toutes les sectes. Il est déclaré officiellement qu’il ne doit plus rester en Russie une seule église, ou mosquée, ou synagogue, ou maison de prière. On déclare l’autodafé des icônes, l’envoi des cloches à la fonderie, la destruction des reliques. Les églises sont transformées en cinémas, salles de sport, entrepôts ou garages à matériel agricole pour les kolkhozes.

(La destruction en 1931 de la cathédrale du Christ Sauveur. Reconstruite après la chute du communisme. Voir photos en rubrique "lieux d’exception").

Les soviets des villes rivalisent entre eux, c’est à qui ira le plus loin dans la destruction pour prouver sa fidélité à Staline. Et l’état justifie en rappelant que c’est par décision des syndicats populaires que celle-ci a lieu, du coup le peuple n’ose pas se révolter, chacun cache ses sentiments par crainte des conséquences. Ceux qui s’affirment dans leur religion se voient privés de travail, d’accès à un logement décent, aux études pour leurs enfants, à l’accès à la santé. Et on utilise les provocations pour les amener à craquer et pouvoir les exécuter au motif de rébellion contre révolutionnaire. Résultat : 95% des églises vont se fermer, sur plus de 30 000, (70 000 en comptant les chapelles) moins de 500 vont rester, certains disent une centaine. Et la vie monastique se limitait à quelques cellules clandestines.
On épure les administrations, les écoles et universités, les instituts scientifiques, de tous les croyants. On oblige les enseignants à enseigner l’athéisme. D’après les communistes, les idées religieuses sur l’amour du prochain, la charité, le pardon, l’égalité de tous les hommes, quelle que soit leur origine sociale, « détruisent parmi les masses l’enthousiasme révolutionnaire pour la création d’une vie nouvelle ». On le voit, il était important de donner à cette répression l’image de la légalité. On n’était pas condamné parce que chrétien mais parce que criminel contre révolutionnaire.
Grâce à l’ouverture des archives soviétiques, les chercheurs d’aujourd’hui ont estimé qu’entre 1918 et 1980, 400 évêques ont été poursuivis, dont 250 exécutés ou morts au Goulag, 500 000 à un million de laïcs anéantis pour leur foi et souvent exécutés d’une manière sadique. Ces chiffres sont certes encore provisoires, les études sur cette tragique période de l’Eglise russe n’étant pas encore terminées. On dit que les années 30 ont été la solution finale dans la lutte contre les religions. La 2nde guerre mondiale va freiner cet acharnement antireligieux, en détournant l’attention vers un autre sujet. Et la réprobation internationale à l’égard de la politique antireligieuse va également ajouter son frein, Staline ayant besoin de l’appui occidental, sur le plan financier par exemple. La valeur artistique de certaines icônes va être reconnue et leur valoir d’échapper au feu, c’est le cas de la Trinité de Roublëv qui rejoint la galerie Trétiakov dès 1929, et qu’on enverra à Novossibirsk pendant la guerre, pour éviter sa destruction. La fondation, au milieu des années 2000, d’un musée d’icônes privé, a permis la réapparition de dizaines d’icônes protégées et cachées par les gens au péril de leur vie. Par ailleurs, un groupe d’enseignants, dans les années 50, avait découvert, en s’abritant fortuitement dans une église en ruines que le tas d’icônes brûlées resté là depuis des années contenait quelques merveilles miraculeusement peu abîmées ou restaurables. Ils les récupérèrent, les cachèrent et prirent l’habitude de poursuivre leurs explorations qui ont fourni une part importante du fonds du nouveau musée. Ces icônes ne sont hélas que quelques rescapées d’un massacre qui a vu partir en fumée bien des trésors.
Aujourd’hui, l’empire soviétique a disparu et la religion a repris sa place en Russie, encouragée par Poutine qui a vu en elle la seule idéologie capable de rassembler les Russes après la chute du communisme. En quelques années, il lui a redonné une place centrale et a ainsi obtenu le soutien du Patriarche. On peut quasiment parler de religion d’état aujourd’hui.

(Défilé du 9 mai 2005 à Dubna, commémorant la victoire des alliés sur l’Allemagne nazie. Pour la première fois, l’Eglise est invitée à participer en tête de défilé, avec bannières et icônes).

5) Comment l’iconographie a-t-elle pu survivre ?
Comme on l’a vu, il existait des cellules secrètes de moines ou moniales, et aussi des familles d’iconographes cachant leur activité secrète derrière leur métier officiel de restaurateur d’art ou autre. Ils ont conservé le souvenir des techniques utilisées, même s’ils ont dû faire preuve de beaucoup d’inventivité pour trouver des moyens de peindre. En effet, en URSS, seuls les peintres officiels recensés, ceux qui avaient décroché leur titre en effectuant des portraits très conventionnels des sommités politiques du moment, avaient le droit de se fournir en matériel dans les magasins de fournitures artistiques. Alors l’iconographe devait par exemple se mettre en cheville avec un dentiste pour récupérer des débris d’or dentaire qu’il allait battre pour obtenir l’or en feuilles nécessaire à son activité ; ou demander à des géologues partant pour l’Oural de lui rapporter les lapis lazzuli, malachites et autres minéraux qui, broyés, lui fourniraient ses pigments. Quant à la mixtion à dorer, qui permet d’effectuer les fins cheveux d’or des anges, ils la fabriquaient en pressant des quantités considérables de gousses d’ail pour en extraire le jus mis ensuite à concentrer des jours durant au coin du feu dans un poêlon de terre.
A peine l’URSS s’était-elle effondrée que ces iconographes allaient se montrer en plein jour et tenter de faire revivre cet art si longtemps interdit. Les années 80 avaient d’ailleurs vu l’interdit s’assouplir, la restauration était autorisée. Le moine Zénon va se voir proposer en 94 de créer à Pskov une école de peinture d’icônes pour pouvoir restaurer les innombrables églises abîmées. Et c’est là, parmi ces nouveaux iconographes, que va naître le projet de fonder 4 universités de peinture d’icônes, un peu sur le modèle des grands ateliers d’antan. Moscou, Serguiev-Possad, Dubna et Tobolsk en Sibérie vont donc être choisies pour jouer ce rôle de levain dans la pâte et recréer des équipes de fresquistes et iconographes capables comme autrefois de décorer les églises restaurées. Voir les photos ci-dessous. Projet dont j’ai eu la chance, grâce au Père Виталий Шумилов (Vitalii Choumilov) et aux enseignants de l’université de peinture d’cônes de Dubna, d’être le témoin émerveillé. Dans ce texte, j’ai tenté de résumer les nombreux témoignages reçus en réponse à mes questions, auxquels j’ai ajouté quelques éléments historiques éclairants.

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